Il y allait à fond, Mocky. Pas de quartier. Epiciers véreux, banquiers douteux, bonnes sœurs devenues putains, politiciens sans foi ni loi, curés libidineux, il faisait son fiel de tout.
Il a été le braconnier du cinéma français. Survolté, agaçant (et agacé), pagailleur, aussi prompt à faire son propre éloge qu’un camelot du boulevard, Jean-Pierre Mocky a tourné plus de quatre-vingt films comme réalisateur, il a fait l’acteur, il a été producteur, propriétaire de salle de cinéma et, surtout, a promené son éternelle mauvaise humeur avec un humour de pendu. C’était un personnage de bande dessinée : on l’adorait pour ses jugements fougueux, ses condamnations sans appel, ses postures de victime, et cette façon de braver le bourgeois, le cœur sur la main et le sourire en coin. Jean-Pierre Mocky bastonnait, et, dans le genre, il était unique.
Polonais comme Ubu – de son vrai nom, il se nommait Mokiejewski – et aventureux comme un qui n’avait rien à perdre, Mocky était hors cadre. Dès ses débuts, il joua le tout pour le tout, et continua toute sa vie à miser sur le rouge. Marié à 13 ans, père à 14, ayant traversé la guerre malgré son étoile jaune, il a réussi le tour de force d’incarner un milicien dans son premier film, prophétiquement intitulé « Vive la Liberté », puis à être pris en belle amitié par Pierre Fresnay – récipiendaire de la Francisque, l’infamante décoration de Vichy. Il a été plagiste, chauffeur de taxi, bohème, stagiaire chez Visconti, apprenti chez Fellini.
Est-ce là qu’il a appris le désordre et la caricature ? On se souvient de cet extraordinaire reportage télévisé où, sur le plateau de l’un de ses films (était-ce « À mort l’arbitre ! » ?), on le voit se débattre entre des dizaines de techniciens et de figurants qui ne lui prêtent aucune attention. Il crie : « moteur ! », et la caméra reste en berne. Il crie plus fort : « moteur !!! » et nul ne s’occupe de lui. Il gueule : « MOTEUR ! BORDEL ! » et trépigne, c’est comme s’il pissait dans un violon.
Comment est-il parvenu, alors, à boucler son film ? Par miracle, sans doute. C’est que ses tournages étaient aussi comiques que ses films. Il était entêté. Ses films, justement, parlons-en. Depuis « Un drôle de paroissien » (1963), dans lequel Bourvil jouait un faux dévot piquant l’argent des troncs d’églises grâce à un caramel mâchouillé, jusqu’au « Cabanon Rose » (2016), où Jean-Marie Bigard, gendarme ébahi, découvrait une maisonnette transformée en bobinard à paysans, Mocky a créé un petit monde avec des personnages à têtes à claques.
Reprenons : Bourvil vomit la télévision dans « La Grande Lessive » (1968) ; Bourvil (encore) invente un centre de gigolpinces pour ménagères en manque dans « L’Étalon » (1970) ; Jacques Dufilho plonge dans une arnaque mahousse dans « Chut ! » (1972) ; Victor Lanoux voit sa carrière politique menacée par une indiscrétion style DSK dans « Y a-t-il un Français dans la salle ? » (1982) ; Michel Serrault mène une bande de fans de foot, des abrutis, à la guerre dans « A mort l’arbitre ! » (1984) ; Michel Serrault again, assureur muet, se rend à Lourdes dans « Le Miraculé » (1987)… C’est la caricature au gros trait de toute une société, exécutée par un cinéaste qui s’inspire des dessins méchants de Forain et de la cruauté amusée de Daumier.
C’est qu’il y allait à fond, Mocky. Pas de quartier. Epiciers véreux, banquiers douteux, bonnes sœurs devenues putains, politiciens sans foi ni loi, curés libidineux, il faisait son fiel de tout. Le titre de l’une de ses autobiographies lui allait bien : « Mocky soit qui mal y pense ». Au fil des pages, il racontait ses exploits de séducteur. Casanova, à côté de lui, était un engourdi et Don Juan jouait petit bras. On sentait bien, lors des interviews, que le bonhomme inventait, en rajoutait, énumérait dix-sept enfants avec une complaisance de farceur et se présentait comme un cas unique dans les annales du cinéma français, voire mondiales, voire universelles, voire cosmique.
Ce qui, à bien y regarder, était vrai : Jean-Pierre Mocky a débuté au cinéma de façon classique, dans des films de la vieille école, ceux de Jean Delannoy, d’Henri Decoin, de Jean Dréville. Puis il a frôlé la Nouvelle Vague, qui a failli l’adopter. Mais non : Mocky était trop anar, trop agité, trop différent. Dès son premier film comme cinéaste, « Les Dragueurs » – inspiré de sa propre expérience (aujourd’hui, il serait cloué au pilori de #MeToo, lui qui déclarait fièrement : « j’ai couché avec 800 filles ») – il a donné le ton : « C’est la faute aux existentialistes. Ils avaient dit : vivez ! , et on a vécu, tiens ! » Sartre et Husserl responsables des aventures du Kamasutra au Flore ? Pourquoi pas. Mocky n’en était pas à une approximation près, et, ma foi, il avait probablement raison. Voisin de palier de Chirac, cicérone de François Hollande (« C’est moi qui lui ai présenté Julie Gayet »), camarade d’études de Charles Pasqua (ils seront plagistes ensemble), copain de l’épouse de Manuel Valls, Jean-Pierre Mocky a traversé le siècle au pas de course. La mèche en bataille, le mégot de cigarillo aux lèvres, la veste aux poches bourrées, le cache-nez en tire-bouchon, il était souvent invité dans les festivals, où les spectateurs se pressaient pour lui faire signer un livre, une affiche, une photo. Il assumait en bougonnant son rôle de trublion, politiquement incorrect, le verbe haut, la langue bien pendue. Son cinéma était du « fast-fait », cinglant et acide. Forcément, il détonnait et il détonait. Ce « n » de différence n’en faisait aucune, pour lui.
Le dernier film de Jean-Pierre Mocky s’intitule « Votez pour moi ».
On vote pour lui, évidemment.
Source : L’Observateur