Un homme, Peter Handke, et une femme, Olga Tokarczuk, ont reçu les prix Nobel de littérature 2018 et 2019. Explications de l’académicien suédois Per Wästberg.
Après deux années de tourmentes, l’Académie suédoise semble avoir retrouvé son calme. Le scandale financier puis sexuel du Français Jean-Claude Arnault, marié à l’académicienne Katarina Frostenson, avait eu pour conséquence de faire perdre au comité Nobel toute faculté d’élire un lauréat l’an dernier, faute de membres suffisants comme le veut la tradition de 1901. Droit dans la tempête, Per Wästberg. Homme de lettres, ex-rédacteur en chef du plus important quotidien du pays, le Dagens Nyheter, ex-président du Pen après le Péruvien Mario Vargas Llosa, ce membre de l’Académie suédoise depuis 1997 a également présidé le comité Nobel. Cet « éternel » a accepté de répondre sans complaisance à nos questions depuis Stockholm.
Que représente ou incarne l’œuvre de la Polonaise Olga Tokarczuk aux yeux de l’Académie ?
Per Wästberg : Son obsession pour la mythologie, associée à une attention particulière portée aux détails du quotidien, dans un langage poétique et humoristique, fait d’elle l’un des écrivains en prose les plus originaux et les plus imaginatifs de notre époque. Avec des points de vue inédits sur la réalité, elle écrit des choses que personne d’autre n’a encore découvertes – comme « l’étrangeté insupportable du monde ». Elle place ses villages au milieu de l’univers, l’endroit lui-même devient l’objet principal de ses contes. « Mon écriture traduit les images en mots », dit-elle. Sur les huit livres traduits en français, lisez Les Pérégrins, où elle oscille entre homme et femme, folie et raison, nature et culture. Et Maison de jour, maison de nuit pour goûter à cette faculté magique de transgresser les clivages conventionnels. Son chef-d’œuvre, Les Livres de Jakób, est un miracle de mille pages vers lequel les générations futures se tourneront pour trouver une richesse inenvisageable aujourd’hui. Elle a mis l’histoire européenne sur une carte, du point de vue polonais, dressant un écheveau de piques à l’encontre du populisme de droite qui menaçait son pays. Un livre qui lui a valu entre-temps de recevoir des prix et de faire, dans l’allégresse, la couverture des magazines.
Mais est-ce que le fait qu’elle soit déjà tellement récompensée (le prix Goncourt polonais, le Man Booker, le Femina en France), et donc qu’elle ne soit pas une découverte, n’a pas été un frein ?
Nous la lisons depuis dix ans, comme toujours. Ses autres prix ne nous concernent pas.
Les écrivains ayant reçu le Nobel sont à 88 % des hommes (15 femmes en 118 ans). Est-ce que cette année double ne méritait pas deux femmes ?
Le mérite littéraire est tout. La nation et le genre sont secondaires. Le nouveau comité Nobel élargi, qui compte neuf membres, dont quatre femmes, était tout à fait d’accord à propos de ces deux prix.
Aucune question politique n’est entrée dans notre discussion.
Choisir Peter Handke, ouvertement proserbe, est-ce un virage politique pour l’Académie ?
Le prix qui revient à Handke couronne cinquante années d’écriture intensives dans tous les genres, soit environ soixante-dix livres. Aucune question politique n’est entrée dans notre discussion. En outre, il admet qu’il est un imbécile en matière de politique. Un ouvrage sur un séminaire de Handke, paru en France récemment, analyse sa position sur l’ancienne Yougoslavie, qui semble avoir été pour le moins mal comprise.
Peter Handke a, par le passé, déclaré que le Nobel était « une fausse canonisation » qui « n’apporte rien au lecteur ». Pensez-vous qu’il viendra chercher son prix à Stockholm, comme il se doit ?
Handke était extrêmement heureux et surpris, et a envoyé ses salutations à Auguste Strindberg, qui, lui, n’a jamais reçu le prix… Olga Tokarczuk était bouleversée, particulièrement heureuse de venir à Stockholm avec Handke. Malgré les critiques adressées au gouvernement polonais PiS (le parti conservateur, NDLR) et les élections parlementaires qui auront lieu ce dimanche, elle a été saluée avec une immense fierté partout dans son pays. Tous les deux donneront leur conférence Nobel à l’Académie le 7 décembre et recevront ensuite le prix lors de la cérémonie du 10.
Le Point : De quelle façon l’organisation de l’Académie s’est-elle métamorphosée depuis 2018 ?
La transparence avant tout. Nous avons rendu public le bilan annuel des salaires, des honoraires, des biens, du capital appartenant à l’Académie, etc. Nous avons augmenté le nombre de soirées de manifestations culturelles ouvertes au public. Nous avons élaboré un livre de règles assez complet sur les valeurs, le comportement, les objectifs, les règles de conduite et de récusation. Avec la permission du roi, les membres peuvent désormais quitter l’Académie sans motif et se faire remplacer par une personne qui ne sera pas obligée de faire un discours sur son prédécesseur, comme c’était le cas. Cinq membres ont donc été remplacés par de nouveaux. L’Académie est aujourd’hui au complet, soit dix-huit membres, et c’est la première fois depuis l’affaire Rushdie en 1989.
Comment le vote fonctionne-t-il désormais ?
De la même façon qu’auparavant. Sept votes pour les décisions de tous les jours. Douze pour l’élection de nouveaux membres et celle des candidats au prix Nobel.
Avez-vous des regrets concernant Amos Oz, qui a longtemps été favori, sans jamais être élu, et finalement s’est éteint ?
Bien sûr que nous avons des regrets pour Oz. Mais ces regrets peuvent s’étendre à bien d’autres. Le prix Nobel ne peut, hélas, être attribué qu’une seule fois par an, ce qui ne prémunit en aucun cas contre une disparition.
De quelle façon le mouvement #MeToo a-t-il impacté votre tâche ?
#MeToo nous a éclairés sur les méfaits de Jean-Claude Arnault. Nous sommes reconnaissants pour cette information et nous nous opposons naturellement à tout type d’abus.
Que pensez-vous de la position de Sara Danius, secrétaire perpétuelle de l’Académie, désavouée en avril 2018, qui voulait que 2018 soit une année blanche, et non un report du prix, pour marquer l’histoire de ce scandale ?
Le prix Nobel n’a rien à voir avec la crise à l’Académie 2018. La littérature mondiale ne devrait pas en subir les conséquences et rester sans récompense annuelle. La Fondation Nobel n’a jamais mis en cause la compétence de notre comité Nobel (responsable de l’élection, NDLR). La crise n’a rien changé à ce niveau.
Le prix n’est jamais remis à un pays, à une région, etc., seulement à un individu, sans considération pour sa nation.
Une immense majorité des prix ont été remis à des Européens. Qu’avez-vous à répondre à la critique d’eurocentrisme adressée à l’Académie ?
Eurocentrisme ? Oui, la plupart des écrivains lauréats viennent d’Europe. Nous lisons énormément d’ouvrages en langue arabe, japonaise, chinoise, coréenne, ou en provenance de pays latino-américains, africains, etc. Lorsque nous ne sommes pas en mesure de lire une langue, nous pouvons commander des traductions ou des essais analytiques, voire trouver des traductions en d’autres langues, comme le français, l’anglais ou l’allemand. Nous discutons chaque année de nombreux écrivains non européens. Mais le prix n’est jamais remis à un pays, à une région, etc., seulement à un individu, sans considération pour sa nation.
Où en est la question du fauteuil de Katarina Frostenson, académicienne, épouse du Français Jean-Claude Arnault ?
Katarina Frostenson a démissionné de son siège. Elle a obtenu une pension mensuelle d’environ 1 200 euros pour ses 26 années de service à l’Académie et sa longue appartenance au comité Nobel.
Quelles sont les nouvelles de Jean-Claude Arnault ? Sera-t-il le bienvenu à l’Académie lorsqu’il aura purgé sa peine ?
L’épouse d’Arnault ne faisant plus partie de l’Académie, il n’y a donc plus aucune raison d’avoir affaire à lui.
Source : Le point