Autrefois chantre d’un confinement strict, le président du Conseil scientifique veut désormais laisser « les gens vivre ». C’est grave, docteur ?
« Mais à quoi joue le Pr Delfraissy ? » Dans les allées du pouvoir, c’est peu dire que les déclarations au JDD du président du conseil scientifique, installé par Emmanuel Macron pour l’épauler pendant la crise, ont été reçues avec circonspection. « Laissons les gens vivre », plaide le professeur dans les colonnes de l’hebdomadaire du dimanche, appelant à un allègement du protocole sanitaire, notamment sur le temps périscolaire, lui qui s’était prononcé en avril en faveur d’une fermeture des établissements accueillant des enfants jusqu’au mois de septembre. « C’est une décision politique », avait-il vertement commenté après l’annonce d’un déconfinement des écoles le 11 mai. Avant de revoir sa copie ? « Pendant des semaines, le Conseil scientifique a appelé à la plus extrême prudence, et maintenant que les gens commencent à râler sur les modalités du déconfinement, que le désastre économique apparaît, il retourne sa veste et lâche le gouvernement ! » s’indigne un conseiller ministériel, relayant une opinion partagée par plusieurs éditorialistes. « En clair, il nous explique qu’on est allés trop loin en suivant ses conseils, et il se protège ! »
Mais est-ce vraiment le cas ? Dans cette crise mouvante, la réalité est sans doute plus complexe. « Il ne faut pas oublier quel était l’état des connaissances scientifiques au moment où le déconfinement a été décidé », plaide un membre du Haut Conseil pour la santé publique, dont les avis restent bien plus suivis par le gouvernement que ceux du Conseil scientifique, une « instance œcuménique créée dans l’urgence pour intégrer tous les avis – ceux d’anthropologues, de sociologues, de généralistes… – et ne pas risquer de commettre une erreur. » En avril, donc, l’épidémie était encore très active, et « nous pensions encore que les enfants, comme dans les autres cas de coronavirus, étaient potentiellement des vecteurs importants. » Or la connaissance, ces dernières semaines, a fait un pas de géant : une étude réalisée par des pédiatres français montre qu’ils sont au contraire très peu transmetteurs du Covid-19, confirmant une première étude réalisée en avril en Haute-Savoie. Pour Robert Cohen, pédiatre et infectiologue à l’hôpital de Créteil qui a conduit ces travaux, il s’agit bel et bien d’une « maladie d’adultes ». Par ailleurs, les effets délétères du confinement sur les publics scolaires (inégalités accrues, décrochage…) commencent à être mieux connus…
Vers la fin des 4 mètres carrés par élève ?
« Jean-François Delfraissy agit en scientifique : il intègre ces connaissances et adapte son discours » : alors que seulement 22 % des élèves ont, depuis le 11 mai, réellement repris le chemin de l’école, la pertinence du strict protocole sanitaire mis en œuvre au moment du déconfinement ne paraît plus pertinente. Selon les informations du Point, un nouvel avis a été transmis ce lundi à la Direction générale de la santé : il préconise d’abandonner le fameux « quatre mètres carrés par élève », qui a contraint les professeurs à déménager les armoires et à réduire drastiquement le nombre d’élèves pouvant être accueillis dans chaque classe, au profit d’une approche comparable à celle retenue pour les cafés ou les restaurants. « De la même façon que des groupes d’adultes peuvent s’asseoir à la même table, on peut constituer des groupes d’élèves de la même classe », avance une source bien informée. Ce qui permettrait, d’ici la fin du mois de juin, d’accueillir un nombre beaucoup plus important d’élèves… Et de répondre à une exigence politique, qui par définition ne relève pas du champ du Conseil scientifique : permettre aux parents de reprendre réellement le travail, sans être entravés par des problèmes insolubles de garde d’enfant.
Macron pris à son propre piège
L’option, sur la table du gouvernement, doit encore faire l’objet d’arbitrages, et nul ne se risque à la commenter. « La situation s’est améliorée et continue de s’améliorer, (mais) il est trop tôt pour relâcher en aucune manière notre vigilance », a prévenu le ministre de la Santé Olivier Véran lors d’un déplacement dans un centre de dépistage d’Argenteuil. Dans l’entourage du ministre, toutefois, nul ne considère que le Pr Delfraissy a outrepassé son mandat : « Il s’exprime en scientifique selon des données scientifiques… Le politique, lui, se doit de prendre en compte des données plus larges. » Sociales, économiques, sociétales… C’est le cœur du problème : en installant, au mois de mars, ce conseil scientifique, et en s’abritant derrière ses avis pour des décisions qui ne le concernaient nullement – comme le maintien du premier tour des élections municipales, « Emmanuel Macron s’est pris à son propre piège », estime l’ex-président de l’Assemblée nationale, par ailleurs médecin, Bernard Accoyer. « Il apparaît comme le jouet des scientifiques… Et la personnalité même de M. Delfraissy entretient ce soupçon : François Hollande l’a nommé président du Conseil national d’éthique en 2016 uniquement parce qu’il savait qu’il rendrait un avis favorable sur la PMA. »
Mais les médecins, estime le médecin chef à la Pitié-Salpêtrière Gilbert Deray, ont plutôt « été instrumentalisés par les politiques, qui ne se sont jamais départis de leur pouvoir dans cette crise ». Ainsi, alors qu’il apparaît dès le mois de mars que neuf victimes du Covid-19 sur dix ont plus de 65 ans, Emmanuel Macron refuse de suivre l’avis du Conseil scientifique, qui plaide pour un déconfinement différencié de la population. « 17 à 18 millions de personnes [âgées ou souffrant de polypathologies, NDLR] resteront à risque. Il faudra donc sûrement, en l’absence de traitement préventif, poursuivre un confinement relativement strict chez ces personnes », déclare le Pr Delfraissy devant le Sénat le 15 avril. Le président hésite d’abord, avant de reculer : les pressions exercées par ses proches issus de ces générations dites « vulnérables » (comme Daniel Cohn-Bendit) et la crainte de blesser le cœur de son électorat retraité s’imposent devant la « raison scientifique ».
À quoi joue donc, aujourd’hui, le Pr Delfraissy, qui déclare également vouloir arrêter la mission du conseil en juillet, alors que la crise ne sera pas finie ? Sollicité par Le Point, il n’a pas souhaité nous répondre. Mais l’un de ses proches avance cette idée : « Le conseil, parce qu’il a été nommé par Macron, est perçu comme une entité à la botte du pouvoir. Au moment où l’épidémie recule et qu’un répit se profile, il est temps de dépolitiser ces questions, en nommant une autre instance, plus neutre, démocratique, qui pourra rendre compte de ses avis devant l’Assemblée et le Sénat. » Une instance chargée d’éclairer la gestion de crise, autant que de préparer celles à venir… Au ministère de la Santé, on concède avoir exploré l’idée : « Une telle instance, à l’avenir, sera indispensable. » Jean-François Delfraissy, par sa prise de parole imprévue, n’a fait qu’accélérer, peut-être, le calendrier.
Source : Le Point